
La question du trafic maritime est centrale sur le fjord du Saguenay, qui renferme une riche biodiversité, dont une pouponnière du béluga, une espèce menacée en voie de disparition. À plus forte raison dans un contexte où de nombreux projets industriels sont en phase d’élaboration ou de réalisation, qui risquent d’augmenter significativement la circulation des navires, avec des effets potentiellement néfastes.
Fréquence des navires sur le Saguenay
Dans les années 1970, il ne circulait pas moins de 600 navires par année sur le Saguenay, en grande partie pour notre approvisionnement en pétrole. Cette intensité a pu contribuer, avec les HAP (Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques) émises par les cheminées de l’Alcan et la chasse, qui a été interdite en 1979, au déclin du béluga.
En 2024, le trafic maritime est réduit de moitié, soit 281 navires répartis comme suit :
- 77 navires au terminal de Grande-Anse pour 154 transits (passages);
- 79 navires de croisières entre mai et octobre, soit 158 transits, la plus grande partie en septembre et octobre (+- 45 navires, et donc 90 transits, soit 2/jr trois jours sur quatre) ;
- 125 navires Rio Tinto, soit 250 transits.
Ce qui fait à peu près en moyenne 4,52 navires et 9,4 transits par semaine sur une base annuelle, soit 0,65 navire/jr (1,3 transit), sauf en septembre et octobre où la moyenne grimpe à 9,75/ semaine soit 1,4/jour (19,5 transits/ semaine soit 2,8/jr).
Il passe donc en moyenne 1,4 navire par jour en moyenne, avec une pointe de 2,8 passages par jour en septembre et octobre, au plus fort de la saison des navires de croisières.
Les installations portuaires existantes auraient une capacité de 400 navires/an. (BAPE sur GNL-Québec, 2021). L’ajout d’un quai au port de Grande-Anse, dont le financement est assuré, permettra d’augmenter sensiblement ses capacités.
Les effets du trafic
En 2018, Pêches et océans Canada (POC) a fait une étude sur les effets potentiels de la construction de deux terminaux maritimes dans le Fjord du Saguenay sur le Béluga. Dans l’hypothèse de la construction d’un 3e port sur la rive Nord à la hauteur de Sainte-Rose-du-Nord et du projet d’exportation de GNL Québec. Cette hypothèse estimait que le trafic maritime pourrait être augmenté jusqu’à 635 navires en 2030, soit 1270 transits.
Les principaux risques documentés par cette étude sont :
Les collisions :
La collision des baleines, notamment le petit rorqual et des bélugas, avec les navires. Ces derniers sont moins vulnérables, vu leur taille, leur comportement social et leur capacité d’écholocation. La vitesse des navires étant un facteur déterminant, celle-ci est réduite sur une base volontaire dans le Parc marin Saguenay—Saint-Laurent à 25 nœuds de façon générale, à 15 nœuds à l’embouchure du Saguenay et à 5 à 10 nœuds, si l’on se trouve à moins d’un-demi mille d’un béluga. À la vitesse de 10 nœuds, selon POC, l’animal a une chance sur deux de survivre à une collision. Le Parc exerce une surveillance et aux intervient au besoin. Il offre également des formations et une boîte à outils sur la navigation en aire marine protégée.
Le bruit :
Le bruit des navires se propage sur de longues distances, et en particulier dans le Fjord, qui est très profond et qui a des parois rocheuses. Le bruit des traversiers de Tadoussac est encore parfaitement perceptible à l’Anse-à-la-Boule. Le bruit des navires est détectable sur des dizaines de kilomètres. Le béluga est exposé au bruit de manière chronique. Il utilise l’écholocation pour sonder son environnement et pour ses activités sociales, notamment les déplacements en groupe et le soin aux petits. Les effets du bruit peuvent le désorienter et causer de la surdité temporaire ou permanente. Selon POC, même à l’embouchure du Fjord, où le bruit des traversiers est constant, ce ne serait pas suffisant pour causer la surdité permanente mais dans l’ensemble, le bruit des navires peut causer suffisamment de dérangement pour que, par exemple, une mère béluga perde le contact avec son petit, ce qui peut le mettre en danger.
Des études ont montré qu’un seul navire peut modifier les habitudes de fréquentation des bélugas pendant 24 heures, en raison du bruit sous-marin. On peut penser qu’avec un à trois passages par jour, comme c’est le cas en ce moment, le bruit est déjà de nature à les perturber.
Selon POC, les connaissances actuelles ne permettent pas de déterminer un seuil au-delà duquel la capacité du béluga à assurer ses fonctions vitales seraient compromises. Des recherches se poursuivent, notamment par POC et le Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), pour documenter cette question. Car il y a lieu de mieux documenter la capacité du béluga à mener ses activités routinières en présence du bruit. Entre-temps, le principe de précaution doit s’imposer.
Par ailleurs, une analyse cumulative des effets du trafic maritime est nécessaire, comme l’ont recommandé de nombreux intervenants au BAPE sur GNL Québec. Les commissaires avaient alors recommandé une analyse « qui prenne en compte l’ensemble des activités maritimes dans l’habitat essentiel du béluga, incluant l’augmentation de trafic que pourraient engendrer d’autres projets de développements portuaires en amont dans le Saint-Laurent. »
Une augmentation du trafic maritime pourrait donc représenter un dérangement à la population du béluga en nuisant à la communication et à l’écholocation. Toujours selon POC : « en raison de l’état précaire et du statut actuel en voie de disparition de la population de béluga de l’estuaire du Saint-Laurent, tout stress additionnel, dont celui généré par l’augmentation du trafic maritime, doit être considéré comme un risque non négligeable pour son rétablissement et sa survie. »
Le GREMM considère que l’augmentation du trafic maritime dans le fjord pourrait avoir des conséquences graves sur la population déjà en voie de disparition des bélugas du Saint-Laurent, en particulier les femelles et les jeunes, ainsi que sur le rétablissement de l’espèce.
Selon POC, une réduction du bruit au niveau de l’embouchure (ex. si un pont remplaçait les traversiers actuels, à Tadoussac), offrirait une certaine compensation pour l’augmentation du trafic. Ajoutons également que le transport d’apatite envisagé par Ariane phosphate pourrait être envisagé par voie terrestre.
D’autres risques reliés au trafic maritime ont été répertoriés, dont :
Les déversements :
Les déversements de contaminants, accidentels ou non, représentent un danger pour l’écosystème. Que ce soient des hydrocarbures, des eaux usées, des déchets huileux, des produits chimiques ou des déchets solides. Sans parler des émissions atmosphériques (souffre, oxyde d’azote) provenant de la combustion du fioul lourd.
Les espèces envahissantes :
Les espèces envahissantes transportées dans les ballasts et déballastées accidentellement ou non. Le transfert d’espèces exotiques dans les eaux de ballast représente un autre risque pour l’écosystème.
Les recherches actuelles
Suivi du béluga
Le GREMM a un programme de suivi en mer des bélugas du Saint-Laurent et des grands rorquals de l’estuaire du Saint-Laurent. Pour ce qui est du béluga, les recherches sont concentrées sur les limites du Parc marin Saguenay—Saint-Laurent. L’utilisation du drone a permis de faire un bond dans les connaissances issues de ces observations. Une meilleure connaissance des habitudes et du déplacement des bélugas sera grandement utile.
Avec une population de plus de 10 000 au début du 20e siècle, les bélugas de l’Estuaire du Saint-Laurent sont actuellement au nombre de 1 850. Ils se tiennent surtout à l’embouchure du Saguenay et dans la baie Sainte-Marguerite.
Le Plan de rétablissement du béluga a pour objectif de remonter ce nombre à 7 000, ce qui est loin d’être atteint. Le plan misait sur une réduction du bruit, ce qui ne s’est pas avéré. « Le bruit est l’une des trois menaces au rétablissement du béluga, avec les contaminants et l’accès à la nourriture », selon Robert Michaud du GREMM.
Biodiversité
Le Groupe de recherche sur l’écosystème du fjord (GREFS), rassemble depuis 2022, l’UQAC, l’institut nordique de recherche sur l’environnement et la santé au travail (INREST), et cherche à comprendre l’impact de l’activité humaine sur la faune et la flore du fjord. Des études sont menées entre autres sur le capelan et l’éperlan arc-en-ciel qui font partie de l’alimentation du béluga.
Modélisation du trafic
Des études utilisent des données AIS (système d’identification automatique des navires) pour surveiller le respect des limites de vitesse et évaluer les perturbations sonores, tandis que d’autres examinent les effets de futurs projets d’expansion portuaire et l’impact des vagues sous-marines sur les manœuvres des navires. Le Parc marin Saguenay–Saint-Laurent effectue également des recherches non seulement sur la qualité de l’environnement, les habitats et espèces, mais aussi sur l’utilisation du milieu marin dont le transport maritime.
Vagues sous-marines :
Des recherches étudient les vagues sous-marines, qui se forment à l’interface entre l’eau douce saumâtre et l’eau salée plus lourde au fond du fjord. Ces vagues peuvent créer des courants contraires qui compliquent les manœuvres délicates comme l’accostage.
Cartographie et géologie :
Des chercheurs de l’UQAC utilisent le voilier de recherche Forel pour cartographier les parois du fjord et recueillir des données.
Évaluation des effets cumulatifs
Transport Canada a élaboré, en 2022, en collaboration avec de nombreuses parties prenantes dont des représentants des Premières nations, le milieu universitaire, l’industrie, etc., un cadre d’évaluation des effets cumulatifs du transport maritime. Il s’agit d’un cadre de référence complexe qui permettra de guider les évaluations des effets cumulatifs du trafic maritime, comportant certaines particularités pour les différentes grandes régions du Canada, dont celle du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Saguenay. Il identifie certains paramètres et variables à considérer lors de telles évaluations. L’Agence d’évaluation d’impact du Canada (environnementaux, économiques, socio-culturels et sur la santé), Transport Canada et Pêches et océans Canada sont partenaires dans les évaluations des effets cumulatifs du transport maritime. L’évaluation environnementale stratégique est préconisée, aussi en amont que possible, soit aux tout premiers stades de la décision, afin d’améliorer les politiques, plans et programmes.
Une telle évaluation devrait être envisagée dans le contexte actuel, ou à tout le moins, une mise à jour de l’étude de POC dans le cadre du projet GNL Québec.
Un obstacle en vue : la Loi visant à construire le Canada
Toutefois, le parlement canadien a adopté le 25 juin 2025, la Loi visant à bâtir le Canada dont le but est d’accélérer le processus d’examen des projets. Ce faisant, le gouvernement peut décider de passer outre certaines évaluations. Cette loi prévoit que le Premier ministre détermine quels sont les grands projets d’intérêt national. Ensuite, le processus d’examen « portera sur la façon de réaliser le projet, et non sur la question de savoir s’il doit l’être. » Les projets continueront à être assujettis à tous les processus d’examen réglementaire qui s’y appliqueraient normalement et qui varieront en fonction du type de projet et du secteur. » Une fois ces examens, et certaines consultations complétées, le ministre responsable ne fournit « qu’un seul ensemble de conditions contraignantes au projet, qui comprendront certaines mesures d’atténuation relatives à l’environnement et aux droits autochtones. En d’autres termes, Une fois que la décision politique est prise au plus haut niveau en faveur d’un projet, aucune évaluation des effets, des risques ou des impacts ne pourra le remettre en question. Le ministre ne pourra, à la lumière des évaluations qui seront faites, s’il y en a, que proposer des mesures d’atténuation.
De nombreux groupes environnementaux, Premières nations et juristes s’opposent activement à cette loi qui accorde un pouvoir excessif au gouvernement pour contourner les lois environnementales et constitutionnelles. Le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) a même intenté une action en justice devant la Cour supérieure.
Le projet de Corridor du Nord, est actuellement promu par les gouvernements canadien et québécois, ainsi que des élus régionaux, pour figurer éventuellement sur la liste des grands projets d’intérêt national. D’intenses représentations sont faites pour que le PM Carney l’intègre dans sa liste officielle.
Sans s’opposer au projet du Corridor du Nord, il est permis de se questionner sur sa pertinence d’une part, et d’exiger que tous les processus d’évaluation existants puissent se mener sans entrave, tout en favorisant la participation citoyenne et du public en général. Ces évaluations devraient pouvoir recommander non seulement des mesures d’atténuation, mais également le refus des projets jugés néfastes pour l’environnement, l’économie, les communautés ou les Premières nations, le cas échéant.
L’exemple de Northvolt, qui fut un fiasco environnemental et financier, devrait être suffisamment éloquent pour démontrer que lorsque le politique veut prendre des raccourcis pour se soumettre aux intérêts des industriels et des investisseurs aux dépends de l’environnement, cela peut conduire à des désastres et à des complications bien pires que celles que l’on cherche à éviter.
